Vincent Gerbet et Philippine Donnelly
Grandir à l’ombre
La vie en centre éducatif fermé
Vincent Gerbet est photographe. Philippine Donnelly est journaliste.
Ils ont passé plusieurs mois dans un centre éducatif fermé.
Les coulisses du photographe Vincent Gerbet
« Il est 7h00 ce matin d’avril, mon appareil photo est prêt et me voilà parti. Je file sur l’autoroute direction Orléans pour me rendre au CEF de la Chapelle Saint-Mesmin. Ça fait plusieurs mois que j’ai demandé l’autorisation pour aller réaliser un reportage photo dans un centre éducatif fermé. Je l’ai enfin obtenue, je vais pouvoir raconter l’histoire de ces adolescents placés par un juge d’instruction parce qu’ils ont fait de “grosses bêtises”. Je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre parce qu’on sait peu de choses sur ces lieux d’hébergement réservés à ces mineurs multi récidivistes pour leur éviter la prison, comme une dernière chance.
Dans ma voiture, il me revient des images de mon enfance. Mes parents ont travaillé dans le « social » toute leur carrière. Ma mère était psychologue pour enfants, et mon père a débuté sa carrière d’éducateur à l’Éducation Surveillée (la Protection Judiciaire de la Jeunesse d’aujourd’hui qui dépend du Ministère de la Justice). Ils m’ont beaucoup parlé de ces jeunes « à problèmes » qu’ils tentaient d’aider. Ils avaient le même profil qu’aujourd’hui : souvent déscolarisés, issus de milieux défavorisés, avec des parents peu vigilants ou dépassés. J’avais alors compris combien il était difficile de détourner ces ados de leur mauvaise trajectoire. Des années plus tard, c’est à la jeunesse réputée la plus dure, qui fait peur aux adultes, que je décide de m’intéresser. Je pense que c’est un bon sujet de reportage, et au-delà qu’il y a un véritable enjeu à s’occuper de ces jeunes en marge de la société.
Après un peu plus de 100 km, j’arrive au CEF pour me présenter à Monsieur Hadjab, le directeur. Ce jour-là, il n’y a que trois jeunes ! Première surprise, les trois quarts des jeunes sont sortis, ce que je trouve curieux pour un centre « fermé » ! Ils sont en apprentissage, en activité extérieure ou même en fugue pour l’un d’eux. On me rappelle que les jeunes sont placés en CEF pour réapprendre la vie quotidienne, loin de leurs « quartiers » mais aussi pour tenter de trouver une formation dès leur sortie, au bout de 6 mois. Serge, le coordinateur, me dira plus tard que c’est l’ensemble de l’équipe éducative qui « ferme » le cadre autour des jeunes. Je visite le centre qui a été construit il y a 10 ans, il n’est pas en très bon état. Je suis aussi frappé par la faible hauteur de la clôture. « C’est vrai que celles d’autres centres peuvent atteindre 6 mètres. Mais ça n’empêchera jamais les jeunes de fuguer », me dit Monsieur Hadjab.
Je n’utilise pas mon appareil photo ce premier jour. Je préfère prendre le temps d’expliquer le but de mon reportage aux adultes et aux jeunes que je croise. Je leur dis que je m’intéresse à eux pour comprendre comment ils sont arrivés là, et ce qui est mis en place pour qu’ils arrêtent de commettre des crimes ou délits. Je les rassure aussi sur les photos que je vais prendre d’eux. Pas de problème pour les adultes qui m’ont donné leur autorisation. Mais c’est différent pour les adolescents. Non seulement, il y a le droit à l’image qui nécessite l’accord des parents, mais il y a aussi la notion de « droit à l’oubli » pour ces jeunes qui sont sous contrôle judiciaire. Afin que personne ne puisse reprocher à un individu son passé, le mineur délinquant devenu adulte ne doit jamais être reconnaissable sur les images. Je comprends et décide de respecter ce principe, même si ça risque de rendre plus compliqué mon travail de photojournaliste.
Le soir venu, je repars en empruntant cette fois la Nationale 20 pour rentrer à Paris. Je repense à cette première journée que j’appréhendais un peu. Tout compte fait, pris individuellement, ils n’ont pas l’air méchant ces grands délinquants qui sont encore des enfants ! Puis, je suis revenu la semaine suivante. J’ai joué au foot avec les jeunes, au baby-foot aussi… J’ai déjeuné avec eux, assisté aux goûters qu’ils n’oublient jamais de réclamer ! J’ai commencé à prendre des photos, petit à petit. À part Esteban* qui aimait bien s’amuser à « m’embêter » en déclenchant mon appareil dès qu’il passait près de moi, les jeunes ont fini par ne plus y faire attention.
J’ai vraiment compris qu’ils m’avaient « adopté » quand l’un d’eux a sorti son téléphone portable en ma présence, son utilisation étant interdite en CEF. Il m’a montré à ce moment-là qu’il savait que je n’étais pas là pour le dénoncer. Ça a été encore plus évident un autre jour, quand un autre m’a montré fièrement le joint qu’il avait confectionné ! Ça signifiait qu’ils m’avaient accepté et que j’avais leur confiance. Bien sûr, il est arrivé que certains jeunes me testent. Comme ce garçon plus grand que moi par la taille qui venait d’arriver au CEF : « Si je veux, je prends ton appareil photo et je l’explose par terre « . Je lui ai calmement demandé pourquoi ? et ai ajouté que mon appareil photo était mon » outil de travail « , que j’en avais besoin. L’histoire s’est arrêtée là, je pense qu’il s’attendait à une autre réaction…
Je suis ainsi revenu régulièrement et après quelques semaines, Philippine, ma complice chargée d’écrire les textes du reportage m’a accompagné. Nous avons continué à partager ainsi le quotidien de Manu*, Fraco*, Abbas*, Souleyman*, Enzo*, Ali*, Guilllaume* et les autres.
Avec le temps, les jeunes se sont livrés. Certains m’ont raconté ce qu’ils avaient commis avant leur placement en CEF, s’ils se rendaient compte de la gravité des faits, s’ils éprouvaient ou non des regrets pour leurs victimes… J’ai aussi entendu la dure réalité des milieux dans lesquels la plupart avait grandi. Ce qui n’excuse rien mais permet de mieux comprendre.
Pour terminer le reportage, j’ai eu la chance de les rejoindre dans leur camp de vacances, dans la région de Millau. J’y suis resté quatre jours. Avec eux, j’ai fait du canyoning et comme eux, j’ai eu très peur en faisant la première descente en rappel de ma vie ! Ils m’ont montré qu’ils pouvaient dépasser leurs limites et être solidaires entre eux. En tout, ce sont 6 mois que nous avons passés au contact de ces jeunes et leurs éducateurs. Je me suis rendu compte de la difficile tâche de l’équipe éducative au jour le jour. J’ai vu des garçons arriver puis quitter le CEF, certains donnant l’impression d’avoir changé et quelque espoir pour leur avenir. J’en ai vu d’autres partir en prison.
Je réalisais que la route serait encore longue et sinueuse pour chacun d’eux.
Aujourd’hui, je reste convaincu de la nécessité d’aider ces adolescents à grandir, d’abord pour eux. Et pour qu’ils ne deviennent pas à leur tour des adultes défaillants… »
*Les prénoms ont été changés.
Les coulisses de la journaliste Philippine Donnelly
« Tout a commencé il y a 15 ans, en Roumanie, quand je travaillais pour une association qui s’occupait des enfants des rues. Un sujet différent, mais toujours des enfants qui n’ont pas eu les mêmes chances que les autres dans leur vie. Depuis, j’ai gardé un intérêt particulier pour ces enfants aux parcours un peu chaotiques.
À la télé, dans les journaux on utilise des expressions toutes faites : « délinquance juvénile », « jeunes des quartiers », « jeunesse en difficulté », mais on parle rarement d’eux. Qui ils sont, d’où ils viennent, comment ils vivent, comment ils se voient, de quoi ils ont envie ; tout ça m’intéresse.
Alors quand un jour, Vincent m’a parlé de son sujet sur les jeunes du CEF de la Chapelle, je lui ai proposé de l’aider pour mettre des mots sur ses photos.
Pendant plusieurs mois, nous sommes allés au moins une journée par semaine au CEF, parfois plus, en partant tôt le matin et en revenant tard le soir. Nous avons partagé plein de moments avec les jeunes. Des sorties, des repas, mais aussi des moments d’ennui. Nous avons été là dans des moments de tensions, mais aussi de joie. J’ai parlé avec chacun des membres de l’équipe qui s’occupe d’eux, pour comprendre le fonctionnement du centre, leur manière de travailler avec les jeunes, leurs difficultés et leurs victoires.
Être présents pendant plusieurs mois nous a permis de gagner petit à petit la confiance des enfants, ils se sont habitués à notre présence. C’était important d’y aller doucement, de ne pas les forcer à parler de choses dont ils n’ont pas envie. Quand ils avaient envie de se confier, ils venaient nous voir directement. Comme ça, nous avons pu discuter à cœur ouvert avec eux, de leur quotidien, de leurs peurs et de leurs espoirs aussi. »
Pour aller plus loin
Des films :
- Les 400 coups de François Truffaut (1959). Le réalisateur s’est largement inspiré de son enfance compliquée. Il a fréquenté des établissements pour mineurs délinquants à la fin des années 1940.
- La tête haute d’Emmanuelle Bercot (2015). À partir de 12/13 ans. Suivi par une juge pour enfant depuis sa petite enfance, Malony est placé dans des foyers. On suit toute son histoire, depuis l’enfance jusqu’à l’adolescence : ses relations compliquées avec sa mère, sa juge, son éducateur, qui tentent de lui faire prendre un chemin différent…
- Divines de Houda Benyamina (2016) : sorte de chronique de la vie en banlieue autour de la vie de deux bonnes copines. À partir de 12/13 ans.
Un musée :
Enfant en justice à visiter à Savigny sur Orge.
Un roman :
Le silence des oiseaux, de Dorothée Piatek, éd. Le Seuil. L’histoire d’un jeune adolescent qui se retrouve enfermé au bagne de Belle-Île. La romancière a écrit son roman après avoir enquêté sur l’histoire de ce bagne qui a fermé en 1977.
Et sa mise en musique : https://psykicklyrikah.bandcamp.com/album/le-silence-des-oiseaux
Une musique :
Keny Arkana, en particulier l’album Entre ciment et belle étoile. Cette rappeuse marseillaise a grandi dans des foyers de la protection de l’enfance. Pleine de colère, sa musique raconte en partie ce qu’elle a vécu.
Pour chercher des informations sur la justice :
Le site www.ado.justice.gouv.fr explique aux adolescents le fonctionnement de la justice en France. Il y a une page dédiée à la justice des enfants :